- Averroès
- AverroèsAu cours du XIIe siècle, c’est l’Espagne qui devient le centre intellectuel de la civilisation musulmane. Les califes espagnols, comme ceux d’Orient, favorisent les médecins, les mathématiciens, les astronomes. Le plus connu des philosophes de l’époque est Averroès, à cause de l’influence que ses commentaires d’Aristote ont exercée, à partir du siècle suivant, sur l’Occident chrétien. Mais, à côté de lui, il en est d’autres qui maintiennent, sous des formes parfois originales, la tradition du platonisme arabe.Avempace (Ibn Badja), mort en 1138, soutient la métaphysique cosmologique, que nous avons vu se développer chez Farâbi et Avicenne : hiérarchie des choses spirituelles, depuis les formes des corps célestes, complètement indépendantes de la matière, jusqu’aux formes présentes dans le sens commun et la mémoire, en passant par l’intellect émané ou actif, qui donne les formes aux choses matérielles, et par ces formes elles-mêmes qui sont engagées dans la matière, voilà une représentation bien connue de l’univers spirituel. Ce qui intéresse surtout Avempace, ce sont les conditions du mouvement ascendant par lequel l’âme, partie du sensible, s’élève jusqu’aux formes dégagées de la matière : la principale, c’est d’être, selon un mot emprunté aux Soufis, un « étranger » ; et, s’il appelle l’ouvrage où il décrit l’ascension de l’âme le Régime du Solitaire, c’est qu’il suit l’antique tradition plotinienne de la solitude du mystique. Le solitaire doit se séparer de ceux qui ne sont arrivés qu’aux degrés inférieurs ; l’animal perçoit naturellement les formes sensibles et celles qui se rattachent à ses besoins vitaux (le buvable, le mangeable) ; l’homme perçoit, par la réflexion, les formes qu’il abstrait du sensible ; plus haut encore, et au-dessus de la démonstration, il connaît la vérité par des prophéties et par des songes, émanés de l’intellect actif ; toutes ces perceptions, qui sont au niveau animal et humain, servent à la vie animale ou à la vie sociale, dans ces états imparfaits, où la justice, la médecine et la morale cherchent à faire équilibre aux maux de l’humanité. Le solitaire se sépare de ceux qui restent à ce niveau et dont le contact ne peut que le dégrader ; il arrive jusqu’aux intelligibles immatériels, qui sont en même temps les intelligences séparées ; à cette hauteur, perception et objet perçu coïncident ; connaissant l’intelligence séparée, il devient l’une d’entre elles ; d’humain, il devient divin. Cette ascension est décrite, à la manière arabe, en des termes de matière et d’acte ; l’intellect en acte, qui a perçu les formes matérielles, est la matière de l’intellect acquis, capable de percevoir les formes intelligibles séparées, et matière, lui-même, de l’intellect actif, où ces formes existent dans l’unité.On rencontre un mysticisme du même genre chez Abubacer (Abu Bekr Ibn Tofaïl), un médecin de la cour des califes de Grenade, qui profita de son crédit pour présenter à la cour Averroès. Ce médecin est, comme Avempace, un amateur de philosophie platonicienne ; il est affilié à une secte mystique, la secte de la clarté (Ischrâq), dont les doctrines ont leur pendant dans la Perse de la même époque, chez Suhrawardi, mort en 1191. Il accentue les idées d’Avempace en écrivant une sorte de roman mystique, Le vivant, fils du vigilant, dont le héros est complètement à l’abri de toute influence sociale : il le fait naître de la terre et vivre dans une île déserte. Il y a, comme le fait remarquer Munk, une assez étrange ressemblance, entre ce roman et l’hypothèse condillacienne de la statue, et plus encore, dirons-nous, avec les imaginations de Buffon sur la formation de l’esprit du premier homme ; mais l’orientation est tout opposée : tandis que nos penseurs du XVIIIe siècle font tendre leur solitaire vers la vie sociale et la communauté de la raison, Abu Bacer, après l’avoir retranché de la société des hommes, ne le fait passer par la nature que pour l’en séparer finalement ; selon les degrés bien connus de l’ascension, le solitaire isole d’abord, dans les choses sensibles, les formes de la matière ; de ces formes, connues par abstraction, il passe à l’être qui a produit ces formes, puis de cet être à l’agent suprême ; dans cette montée, il se détache d’abord des sens, puis il se représente les intelligibles par des images, et il voit Dieu non en lui-même, mais à travers les intelligences des sphères, dans lesquelles elle apparaît.Ces philosophes acceptent donc de la tradition soufiste et néoplatonicienne, et le but et le mécanisme : union à Dieu et hiérarchie des êtres. C’est cette image qui est transformée par Averroès, tandis que, en même temps que le retour à Aristote, naît, en Espagne, un mouvement mystique affranchi des images cosmologiques, que le néoplatonisme y liait.Averroès (Ibn Roschd) est né à Cordoue en 1126 ; son père et son grand-père y étaient juges, et il y exerça les mêmes fonctions, après avoir été juge à Séville. Il eut longtemps toutes les faveurs des califes ; médecin, en 1182, du calife Yousouf, puis, en 1184, de son successeur Al Mansour, il fut en 1195 la victime d’une violente réaction de la part des orthodoxes qui l’accusaient d’abandonner la foi de l’Islam pour la philosophie païenne ; il fut exilé au Maroc, où il mourut en 1198, et l’on brûla ses écrits.Averroès a été appelé en Occident le Commentateur ; et en effet ses écrits philosophiques se composent d’un Grand Commentaire d’Aristote où, selon la vieille méthode des commentateurs grecs, il explique le texte phrase à phrase, en y ajoutant des discussions théoriques, un Commentaire moyen, et des Paraphrases, où il expose seulement le sens. Son dessein est de revenir, contre les interprétations d’Al Farâbi et d’Avicenne, au sens authentique d’Aristote, et, d’autre part, de soutenir la philosophie contre les attaques de Gazali, contre qui il a écrit un livre particulier : la Destruction des Destructions. Dans quel esprit écrit-il ce Commentaire, c’est ce que nous font voir ces lignes au sujet de l’opinion du De anima sur la connaissance intellectuelle : « Tous ceux qui ont cette opinion ne l’ont que d’après Aristote ; et en effet la question est si difficile que, si l’on n’avait retrouvé les paroles d’Aristote, il aurait été sans doute impossible de rencontrer cette solution. Car un homme tel qu’Aristote est une règle dans la nature et un exemplaire que la nature a créé pour montrer la suprême perfection où arrive l’homme revêtu d’un corps. » Il est vrai qu’il avait écrit quelques lignes avant : « Si même ce n’était pas l’opinion d’Aristote, il faudrait croire que c’est l’opinion vraie. » Il ne s’agit pas chez lui d’une foi aveugle en Aristote, mais d’une foi raisonnée.Or, Averroès trouve chez Avicenne une foule d’opinions contraires à celles d’Aristote : il s’agit surtout de la théorie de la création ou émanation où Avicenne explique, avec Al Farâbi, comment de l’Un naît le multiple : on se rappelle qu’il trouve la composition dans la Première Intelligence en tant qu’elle a pour objet, d’une part, elle-même comme possible, et, d’autre part, Dieu comme la cause par laquelle elle existe nécessairement. Averroès remarque que cette prétendue composition est contraire au principe que, dans la connaissance intellectuelle, intelligence et intelligible sont identiques ; il ajoute d’ailleurs que toutes ces difficultés viennent non pas d’Aristote, mais de philosophes qui ne voulaient pas que le bien et le mal et, en général, les opposés dérivassent d’une cause unique. Quant à cette thèse que chaque intelligence est possible par elle-même et nécessaire par sa cause, Averroès estime que cette prétendue possibilité n’en est point une, puisque la cause qui produit l’intelligence agit nécessairement et immuablement. Avicenne procède comme si nécessaire et possible étaient des attributs accidentels à la manière du blanc et du noir ; or, « nécessaire ne désigne pas un attribut ajouté à l’être, tel qu’il est en dehors de l’âme, mais un attribut compris dans l’essence de l’être nécessaire et qui n’est pas ajouté à sa substance ».A cette vue, il veut substituer « celle d’Aristote et de Platon, qui est le terme auquel peut parvenir l’intellect humain ». Les traits essentiels de cette conception sont exposés au chapitre XXI du livre III de la Destruction. Son premier principe est que les cieux sont des corps vivants et connaissants, puisque, comme les êtres vivants et intelligents que nous connaissons directement ici-bas, nous les voyons animés de mouvements déterminés et effectuant des opérations déterminées sur les êtres sublunaires ; les saisons, qui règlent les générations et les corruptions, dérivent en effet du mouvement du soleil sur l’écliptique ; et le mouvement diurne de la sphère des fixes règle les jours et les nuits. Le deuxième principe, c’est que ces mouvements ordonnés nous renvoient à une origine supérieure : « Lorsqu’on aura considéré ces grands corps animés, raisonnables et doués de volonté qui nous conservent, lorsque l’on aura vu aussi que la providence qu’ils exercent sur les êtres sublunaires n’est pas nécessaire à leur existence, l’on comprendra que ces mouvements leur ont été ordonnés... Or, l’être qui ordonne est autre qu’eux, et il est nécessairement incorporel ; car, s’il était un corps, il serait l’un d’entre eux... ; et c’est par ordre et par crainte de celui qui les commande qu’ils sont poussés à conserver les choses sublunaires ; celui qui les commande, c’est Dieu » ; de plus, chaque planète, ayant un mouvement particulier, « obéit à un maître particulier (son Intelligence motrice), qui lui a été donnée par le maître de toutes choses ».Ainsi, ce qui frappe Averroès, c’est cet ordre statique du monde qu’expose Aristote à la fin du livre A de la Métaphysique, « l’ordre qu’un général met dans une armée ou un gouvernement dans une cité ». Partant de là, il a essayé de résoudre le grand problème de l’origine de la multiplicité que, selon lui, Avicenne n’a pas résolu. Avicenne partait de ce principe que d’une chose émane une seule chose : c’est là une opinion probable, venue de l’observation des agents naturels, que l’on généralise à tort, et qui rend toute multiplicité impossible. « A cette thèse, dit Averroès, s’oppose, de notre temps, cette thèse contraire ; du principe premier émanent, dès la première émanation, tous les êtres divers ; et c’est là un sujet de doute pour les hommes de notre temps. » Cette thèse, c’est celle de la création simultanée qu’Averroès n’accepte pas plus que celle d’Avicenne. En revanche la difficulté n’existe pas, pour la secte péripatéticienne, qui, à chaque degré, multiplie les principes de production : les intelligences ont pour principe unique la première intelligence ou Dieu ; la multiplication des corps célestes provient de la matière ; la multiplication des choses sublunaires provient de la matière, de la forme et des corps célestes. Il y a d’une part un être unique, d’où émane une vertu unique, par laquelle tous les êtres sont des êtres uns, mais de cet être émane aussi une multiplicité. « Qu’une chose unique émane d’une chose unique, c’est là la grande erreur des savants ». C’est par suite de cette erreur qu’Avicenne, contre Aristote, a placé Dieu au-dessus de l’Intelligence motrice de la première sphère qui, produisant plusieurs effets (l’âme de la sphère et le moteur de la sphère suivante), doit être multiple. L’erreur d’Avicenne vient de ce qu’il comprend la production d’une intelligence par une autre comme l’action d’un agent : or, l’action de l’agent consiste à faire passer à l’acte ce qui est en puissance dans un patient ; ce n’est pas là le rapport qu’il y a entre des intelligences ; il faut dire plutôt que, par l’ordre commun qu’elles mettent dans l’univers, elles se complètent l’une l’autre, « comme les œuvres des artisans d’un même ouvrage qui reçoivent leur principe l’un de l’autre et s’unissent en vue d’un seul et même art ». Le moteur supérieur est cause du moteur inférieur au sens où « l’intelligible est cause de l’intelligent » ; la perfection de chaque intelligence motrice consiste à comprendre le moteur de l’ordre supérieur. Rien n’empêche en ce cas que le moteur du premier ciel soit en même temps le Dieu suprême, s’il est conçu non comme la cause d’où émane le premier moteur, mais comme la fin qui le règle.On voit bien ici ce qui oppose Averroès à Avicenne ; celui-ci voyait le monde, à la manière platonicienne, comme une série de réalités émanant éternellement l’une de l’autre ; Averroès l’imagine comme un concert d’activités réglées par une même fin. Ce caractère se dégage encore mieux de la critique très vive qu’il fait de la théorie avicennienne du dator formarum. Il s’agit ici du mode de génération des êtres dans la sphère sublunaire : d’où vient la forme qui s’ajoute à la matière pour constituer l’être concret ? « Toutes les formes substantielles, répond Avicenne, viennent d’une forme extérieure séparée, qu’on appelle parfois dator formarum ; cette forme est l’intellect agent », qui est la dernière des intelligences motrices, celle de l’orbe de la lune. Selon Averroès, les opinions sur l’origine des formes se classent en deux théories extrêmes, entre lesquelles se trouvent des théories intermédiaires. L’une de ces théories, c’est celle de la latitatio, d’après laquelle les formes existent cachées dans les choses ; l’agent ne fait alors que les en séparer : c’est celle d’Anaxagore. La théorie opposée est celle d’après laquelle l’agent crée tout l’être ex nihilo, sans avoir besoin d’une matière sur laquelle il agisse : c’est celle « de la loi arabe et de la loi chrétienne ». Les opinions intermédiaires admettent toutes que rien ne s’engendre de rien et que la génération suppose un sujet auquel vient s’ajouter la forme. Mais les uns admettent qu’un agent extérieur à ce sujet crée la forme et la place dans la matière, que cet agent soit comme chez Avicenne, unique et séparé de la matière, ou qu’il soit multiple et lié en général à la matière, comme dans la génération du semblable par le semblable. Les autres (et c’est là l’opinion réelle d’Aristote) soutiennent que l’agent (par exemple le père dans la génération), sans introduire rien d’extérieur dans la matière, la fait seulement passer de la puissance à l’acte : le feu, en échauffant le corps, n’y introduit pas la chaleur, mais fait en sorte que le chaud en puissance devienne chaud en acte ; et de même, engendrer une âme n’est pas placer une âme dans la matière, mais faire passer la vie en puissance (dans la mixtion organique) à la vie en acte : la vie est en puissance dans la semence, à la manière dont la maison est dans l’âme de l’architecte : ce qui est engendré, ce n’est donc pas la forme, c’est le composé de forme et de matière. S’il en était autrement, il faudrait que l’agent créât la forme de rien : et c’est, en effet, ce que disent certains théologiens musulmans qui, attribuant toute forme nouvelle à un unique agent, Dieu, nient que le feu brûle et que l’eau humecte, professant même que l’homme, en remuant une pierre, ne la meut pas en la poussant, mais que cet agent crée le mouvement. « Pour cette raison, conclut Averroès, ils ont nié qu’il y eût de la puissance ; » ils ont nié la notion péripatéticienne caractéristique, celle d’existence en puissance, qui réintroduit dans le monde continuité et intelligibilité. Quant à l’opinion d’Avicenne, Averroès est d’avis qu’il est impossible « que les intelligences séparées donnent quelqu’une des formes qui sont mélangées à la matière ; l’intelligence séparée ne peut être motrice que quant à une intelligence en puissance séparée de la matière. » Mais le grand argument d’Averroès, c’est que cette théorie brise l’unité de l’être en faisant venir la forme d’un agent extérieur au sujet : matière et forme existeraient alors, l’une et l’autre, en acte. On voit, ici encore, comment l’aristotélisme est ressuscité contre le platonisme d’Avicenne.La célèbre théorie des intelligences, qui est un commentaire du chapitre V du livre III du De anima, dérive de la même inspiration : elle consiste à détacher l’intelligence de l’âme, principe du corps vivant, comme, dans la cosmologie, on a détaché l’intelligence motrice de la lune des formes des choses corruptibles ; aussi bien, l’âme n’est-elle qu’une forme du corps vivant ; et « c’est par équivoque que l’intelligence est appelée âme ». Dans toutes les théories grecques et arabes qu’Averroès discute et dans la sienne propre, il y a plusieurs points communs qu’il faut d’abord mettre en évidence : elles supposent toutes que, dans le composé de forme et de matière qu’est la chose sensible, la forme est l’objet propre de l’intelligence, que cette forme ou essence n’est jamais effectivement séparée de la matière et que la connaissance intellectuelle est le résultat de l’opération qu’il en sépare pour la pensée ; cette opération se pratique sur les images des sensibles, gardées en l’imagination ; les intellecta ou formes, qui sont objets de l’intelligence, y sont en puissance, et il s’agit de les faire passer à l’acte. A cette fin, deux conditions sont nécessaires : un intellect agent qui éclaire les images et qui fasse ressortir en elles la forme, à la manière dont la lumière fait ressortir les couleurs ; un intellect matériel qui reçoit les formes et dans lequel elles résident d’une façon analogue à celle dont la forme réside dans une matière.Ces points acceptés, il y a beaucoup de divergences principalement sur la nature de l’intellect matériel et sur une question qui lui est connexe, celle des rapports de la connaissance intellectuelle au moi.En premier lieu, l’intellect matériel, s’il est nommé ainsi par analogie, n’est ni un corps, puisqu’il doit être capable de recevoir également toutes les formes, et qu’un corps, ayant une essence déterminée, n’en peut recevoir en même temps aucune autre, ni la matière première, puisque les formes qu’il reçoit sont des universaux et qu’il a la capacité de les distinguer l’une de l’autre, ce qui n’est pas vrai de la matière première. Dès lors, on a raison de conclure contre Alexandre d’Aphrodise, qui réduit l’intellect matériel à un organe corporel, à une certaine mixtion d’éléments capable de recevoir l’intellect en acte, et de dire, avec Théophraste et Themistius, que l’intellect matériel est une substance sans génération ni corruption, impassible et simple. Mais la grande difficulté, que résolvait facilement Alexandre et qui se pose à Thémistius et à ses partisans, est celle-ci : puisque l’intellect agent est simple et donc éternel, ainsi que l’intellect matériel ou patient qui en reçoit les formes, il s’ensuit que l’action de l’un sur l’autre donne naissance à un troisième intellect, l’intellect produit, qui doit être lui-même toujours en acte et éternel : on demande alors comment la pensée peut commencer et varier dans l’âme humaine, et comment il peut y avoir, en chaque âme, des intellects spéculatifs (c’est-à-dire contemplant actuellement les formes) différents l’un de l’autre : question difficile, non résolue par Aristote, et au sujet de laquelle Averroès fait cette déclaration : « Je demande aux frères qui lisent mon ouvrage d’écrire leurs doutes, et ainsi peut-être trouvera-t-on la vérité, si je ne l’ai pas encore trouvée. »La question se décompose en deux : d’abord comment les intellecta speculativa, les formes connues effectivement par l’âme, y sont-elles engendrées, puisqu’elles dérivent de l’action d’un agent éternellement identique sur un patient également éternel ? Puis, comment les intellects spéculatifs sont-ils différents selon les individus, alors que l’intellect matériel est le même pour tous ? Sur la première question, Averroès fait remarquer que les conditions auxquelles l’intellect spéculatif pense les formes sont au nombre de deux : elles doivent être reçues par l’intellect matériel pour être intelligibles, mais elles doivent être abstraites des images sensibles pour être vraies, pour correspondre à une réalité ; sous le premier rapport, elles sont éternelles, mais, sous le second, elles sont engendrées. D’où la solution de la seconde question, puisque les images, qui sont la condition de la connaissance, sont individuelles et suivent le sort de l’individu. Thémistius a eu le tort de penser que l’intellect agent c’est nous, et que l’intellect spéculatif n’est rien autre que la combinaison de l’intellect agent avec l’intellect matériel, combinaison qui devrait être éternelle. En réalité, l’intellect matériel est commun à tous les hommes, et c’est pourquoi il y a des principes nécessaires communs à tous ; mais l’intellect spéculatif est corruptible du moins en un sens et pris chez l’individu, bien que, en autre sens, il soit éternel, dans la mesure où l’espèce humaine, prise, à chaque instant, dans la totalité des individus, pense actuellement tous les intelligibles : la pensée individuelle de chacun est alors comme une portion accidentellement et momentanément séparée d’une pensée totale. L’intellect matériel n’est pas uni avec nous, comme il l’est avec l’intellect agent ; avec l’intellect agent, il est uni par soi ; avec nous, il est uni par son union avec les images sensibles, plus précisément avec celles qui se trouvent effectivement en nous, et ce n’est que par lui que nous sommes unis avec l’intellect agent.Pour Averroès, il est besoin d’images pour donner un contenu aux intelligibles ; mais ces images ne peuvent pas, à elles seules, faire passer l’intellect matériel de la puissance à l’acte, car elles ne sont elles-mêmes intelligibles qu’en puissance : d’où la nécessité de l’intellect agent. Il est donc clair que, puisque ces images sont liées à notre corps, il ne peut y avoir, après la mort, aucune persistance de notre individualité pensante : seul l’intellect matériel séparé est immortel. Il s’accordait, avec Alexandre, pour nier l’immortalité, mais d’une manière différente ; Alexandre la niait parce que, avec la mort, cessait la mixtion des éléments capable de recevoir l’illumination de l’intellect agent ; Averroès, parce que les conditions auxquelles l’individu peut prendre part à cette illumination, qui est éternelle, cessent de se produire.Par les conditions qui lui sont nécessaires, l’intelligence de l’homme est toute différente de l’intelligence de Dieu. « Sa science n’est pas comparable à la science humaine ; en un sens, il ne comprend que lui-même, puisque sa science n’est pas passive ; en un autre sens, il comprend autre chose que lui, puisqu’il est lui-même une science active... ; notre science est causée par les êtres, mais la science de Dieu est cause des êtres. »Dans la science de Dieu d’une part et la connaissance intellectuelle chez l’homme d’autre part, nous avons les deux limites, supérieure et inférieure, de l’intelligence. Entre ces deux limites s’étage une série de connaissances hiérarchisées. Dans l’état inférieur de connaissance, où nous ne pouvons penser sans images, « la nature est un voile qui nous sépare de Dieu » ; mais la perfection de cette connaissance est d’atteindre l’intellect agent ; « dès lors, il faut qu’il y ait, dans l’espèce humaine, quelques individus qui appréhendent cet intellect agent, à savoir ceux qui atteignent la perfection dans les sciences spéculatives ». L’intellect en acte est l’intelligence d’un ordre ; l’intellect agent, qui est son objet le plus élevé, est l’intelligence du même ordre, mais d’une manière plus noble ; l’intellect agent, qui est la dernière des intelligences célestes, celle qui meut l’orbe de la lune, a lui-même, pour objet intelligible, l’intelligence motrice supérieure et ainsi de suite jusqu’au premier moteur ; l’intelligible est ainsi toujours de rang supérieur à l’intelligence qui le conçoit. Il faut ajouter que chaque intelligence ne peut comprendre ce qui est plus noble qu’elle que par analogie et comparaison ; sinon, la chose causée se transformerait en la cause ; ce qu’une intelligence comprend de l’intelligence supérieure ne peut donc être la même chose que ce que celle-ci comprend d’elle-même ; l’on arrive, à la limite, à cette science de Dieu, à cette unité simple qui ne comprend qu’une chose simple, qui est son essence.On voit bien clairement ici toute la tendance de la philosophie d’Averroès : nulle recherche pour expliquer, par voie d’émanation, la diversité, ce qui revient, dans sa pensée, à la nier ; l’horreur d’Averroès est grande pour toutes les doctrines qui, avec la continuité, introduisent la confusion ; c’est une des raisons de son antipathie pour les thèses d’Alexandre, qui étaient fort goûtées de son temps et en faveur desquelles Avempace avait écrit un traité ; il y soutenait la continuité entre l’intellect matériel, réduit à être une mixtion d’éléments, et les intelligences séparées ; sur quoi Averroès remarque : « C’est là une des causes pour lesquelles nous voyons dans un tel état de corruption les mœurs et les coutumes de ceux qui s’adonnent à la philosophie. » Cette réflexion laisse deviner la portée sociale de sa doctrine, qui, à chaque étage de l’être, introduit un nouveau principe qui le complique, et où la véritable et seule explication est une explication finaliste, la nécessité du maintien d’un certain ordre dans l’univers où se manifeste le désir que toute chose a de Dieu : la connaissance, à son plus bas degré, s’explique ainsi ; si elle consiste à séparer les formes de la matière, c’est que « l’intention de Dieu a été que des formes, qui sont éternelles génériquement, comme universaux, atteignissent une forme numériquement une ;... il a attribué aux formes cette grâce de pouvoir parvenir à des formes complètement séparées comme à leur fin ».Ainsi l’averroïsme marque une décadence certaine de la philosophie néoplatonicienne et un retour à Aristote en pays arabe : évolution de même sens que celle que nous verrons se produire un siècle plus tard en Occident. Dans son pays même, son œuvre eut peu d’influence. A cette philosophie de commentateur, à concepts durs et arrêtés, s’oppose, en Espagne, à l’époque même d’Averroès, un mouvement de mysticisme pratique qui ne garde plus rien de la philosophie spéculative.Dans la seconde moitié du XIe siècle, Ibn Al-Arîf, d’Almeria, publie un traité mystique intitulé Beauté des Sessions, où il systématise la doctrine du soufisme oriental ; il y décrit les douze demeures : volonté, pénitence, etc., par où il faut passer pour aller à « la demeure fixe de l’anéantissement de tout ce qui n’est pas lui ». Le trait particulier de ce mysticisme, c’est que chaque « demeure » est considérée moins comme un passage que comme un obstacle, jusqu’à ce que la vertu qu’elle désigne soit transformée par l’anéantissement en Dieu : la patience, par exemple, qui est une de ces demeures, n’est pas la vertu du vulgaire, simple fermeté devant le cours des décrets divins, ni la facilité à les supporter, qui est vertu de novice, mais la « patience en Dieu », la joie des tribulations. Donc le mystique renonce à tout ce qui n’est pas Dieu, même aux demeures de la vie spirituelle : cette attitude d’absolu renoncement se maintient plus tard chez les mystiques d’Andalousie.
Philosophie du Moyen Age. E. Bréhier. 1949.